Princes Elisabeth Island

Les défis du déploiement de réseaux électriques CA/CC fiables en mer

Article
Pieter Jan Jordaens

Comment concevoir une infrastructure fiable dans les rudes conditions de la mer du Nord ? C’était la question centrale du séminaire « Reliable AC/DC infrastructures @sea » organisé par Sirris/OWI-Lab, KBVE-SRBE et l’Agoria Energy Technology Club. Ce séminaire technique a abordé les défis, les bonnes méthodes de travail et l’état d’avancement de la technologie des composants électrotechniques, et présenté plusieurs cas concrets. Résumé de l’événement.

L’énergie est la clé du débat actuel sur le climat. L’énergie renouvelable, en particulier l’éolien, jouera un rôle central dans la transition vers une production d’électricité neutre pour le climat. C’est surtout l’éolien en mer qui connaîtra une énorme croissance ces prochaines années. Cette croissance offre des opportunités pour tous les acteurs du marché. L’énergie éolienne est entrée dans une phase de forte accélération liée à de récentes innovations technologiques, motivées par les objectifs de transition énergétique et les investissements qu’ils engendrent dans les systèmes d’énergie renouvelable de l’UE.

Plus de 300 gigawatts d’éolien offshore d’ici 2050

Les fournisseurs d’énergie européens nourrissent de grandes ambitions : le Green Deal prévoit que la transition énergétique vers une Europe climatiquement neutre sera une réalité d’ici 2050. Les réseaux électriques devront être suffisamment évolutifs pour s’adapter aux développements futurs et l’électricité propre devra être accessible à tous les européens. D’ici 2050, l’UE veut créer jusqu’à 450 GW de capacité éolienne offshore, dont environ 300 GW en mer du Nord, et les parcs éoliens hybrides en mer joueront un rôle majeur pour atteindre cet objectif : en plus d’acheminer l’électricité directement vers les réseaux terrestres, ces parcs serviront également d’interconnexions entre pays.

Passage à des réseaux CCHT

Une solution pour concrétiser ces ambitions est de recourir aux lignes CCHT (courant continu haute tension, ou HVDC en anglais). Le CCHT est utilisé aujourd’hui principalement pour transporter l’électricité sur de longues distances. Il permet de lever certains obstacles actuels, tels que la limitation géographique des sources d’énergie renouvelable, la concentration locale de la production d’énergie, la nécessité de transport sur de grandes distances et les besoins de câblage des infrastructures en mer, ... Mais pour relever tous ces défis, il faut modifier la mise en œuvre du CCHT : plusieurs fournisseurs seront impliqués par projet pour rendre le CC aussi économique que le CA. Pour être déployées et utilisées à grande échelle et par-delà les frontières nationales, les lignes CCHT doivent être compatibles et interopérables à la fois en mer et sur terre. L’approche classique de la livraison d’énergie doit être abandonnée au profit d’une nouvelle approche dans laquelle fournisseurs et gestionnaires de réseaux de transport s’impliquent conjointement dans des projets pilotes d’infrastructure collective de la vraie vie. C’est qu’en définitive l’avènement de l’interopérabilité CCHT exige un effort collectif de toutes les parties prenantes.

Cette approche a été détaillée dans l’exposé inaugural de l’évènement, donné par T&D Europe, qui a également présenté ses modalités d’application concrète dans les deux projets européens Horizon READY4DC et InterOPERA.

Dans son exposé sur les innovations et opportunités liées aux « îles énergétiques », le professeur Dirk Van Hertem d’Energyville (KU Leuven) affirme quant à lui que la réalisation des ambitieux objectifs de l’Europe exigera de gros investissements dans les projets offshore et le déploiement de réseaux CCHT maillés. Ces derniers sont aujourd’hui la seule option réaliste pour atteindre les objectifs car les raccordements se font de plus en plus loin des côtes, les nouveaux réseaux doivent être intégrés au système existant (CA/CC hybride) et un nouveau réseau de base, de préférence souterrain, doit être créé. Des hubs énergétiques multi-GW terrestres seront également nécessaires.

L’île énergétique « Princesse Elisabeth »

Les îles énergétiques artificielles sont une réponse au besoin en solutions CCHT, à l’instar de l’île Princesse Elisabeth qui verra le jour au large de la ville d’Ostende. Ces « îles énergétiques », qui sont des sous-stations multi-GW offshore, assurent la liaison par câble CCHT entre les différentes zones synchrones et les sources d’énergie renouvelable. Le gestionnaire de réseau Élia a été mandaté par les autorités belges pour concevoir un réseau capable de raccorder au réseau terrestre jusqu’à 3,5 GW d’éolien offshore dans la nouvelle zone éolienne « Princesse Elisabeth », et ainsi remplir les ambitions belges d’intégration des sources d’énergie renouvelable (jusqu’à 6 GW d’ici 2030). Il a également été demandé d’évaluer la possibilité d’intégrer d’autres interconnexions telles que Nautilus et Triton Link. Un mix de systèmes CA et CCHT sera utilisé pour atteindre les objectifs fixés.

L’opérateur Élia est en charge de la conception, de la construction et de la maintenance opérationnelle de la nouvelle infrastructure de réseau élargie, qui doit servir à raccorder les nouveaux parcs éoliens. Ce projet est soutenu par l’UE.

Pour remplir cet objectif, l’île Princesse Elisabeth disposera des équipements nécessaires pour :

  • accorder au réseau électrique belge et européen l’énergie renouvelable générée en mer du Nord belge
  • raccorder d’éventuelles interconnexions futures afin de fournir un accès à d’autres sources d’énergie renouvelable en dehors du périmètre limité de la mer du Nord belge
  • offrir toute la flexibilité requise pour l’intégration au futur réseau de la mer du Nord

 

L’île Princesse Elisabeth en chiffres:
-    nouvelle zone éolienne de 281 km², à 45 km du littoral d’Ostende
-    5 ha de surface utilisable, avec < 25 ha de fonds marins impactés
-    330 km de câbles CA offshore, 60 km de câbles CCHT offshore
-    calendrier et durée des travaux : 2024-2026
-    mise en service des parcs éoliens : 2028-2030

Opportunités et innovations liées aux îles énergétiques

Dans son exposé sur les innovations et opportunités liées aux îles énergétiques, Dirk Van Hertem d’Energyville a passé en revue les défis en matière de conception, fonctionnement, protection et contrôle. Les principaux goulots d’étranglement sur lesquels il faut travailler sont:

  • het energie-evenwicht, in verschillende tijdsbestekken,
  • la rigidité du système avec des écarts de tension et des harmoniques insuffisamment amorties,
  • la topologie et la protection,
  • la conception : choix entre raccordements CA ou CC, débit de raccordement maximal, ...
  • les erreurs de mode récurrentes,
  • l’exploitation et la maintenance (O&M),
  • les incertitudes relatives à la propriété, l’intégration au marché et le contrôle opérationnel : ces îles seront sans doute gérées de façon indépendante.

Dans son exposé, Bart Callens, du consortium belge TM Edison (Jan De Nul et DEME), a présenté les défis liés à la conception et à la construction de l’île énergétique. Le plus grand défi est de tenir le calendrier : la construction de l’île a débuté en février 2023 avec la signature du contrat et les travaux doivent s’achever au 31 décembre 2026. L’aménagement de l’île doit se faire au cours des étés 2024 et 2025, mais en cas de retard des travaux préparatoires, l’exécution de l’aménagement ne pourra pas débuter en été 2024 et sera reportée à l’été suivant, ce qui retardera automatiquement d’un an le calendrier des travaux.

Les points de raccordement aux stations terrestres présentent également leurs propres défis, notamment au niveau de la conception, des dispositifs nécessaires pour assurer la protection des câbles sous-marins pendant au moins 50 ans, de la stabilisation du câble, ...

Pour relever ces défis et bien d’autres, les partenaires planchent notamment sur l’optimisation des coûts et du planning, la réduction des risques, l’impact environnemental et la qualité durant la phase initiale. Ils travaillent aussi à intégrer au mieux l’île énergétique à son environnement naturel en privilégiant une conception écologiquement responsable (« nature inclusive design »).

Réseau modulaire offshore : défis et leçons apprises

Tanguy Petre a expliqué comment Élia tire les leçons de son expérience dans le déploiement et l’exploitation du réseau de transmission en mer pour élargir ce réseau en le raccordant à l’île énergétique « Princesse Elisabeth » et à la nouvelle zone éolienne. Élia exploite depuis 2019 le réseau MOG I (Modular Offshore Grid), le premier projet de l’opérateur incluant une plateforme de commutation en mer (Offshore Switchyard, ou OSY). Situé à 40 km de la côte, le MOG I collecte l’électricité produite par 4 parcs éoliens offshore et l’achemine par câble sous-marin commun vers la station à haute tension Stevin à Zeebrugge. Le réseau MOG permet une intégration optimale de l’énergie renouvelable au réseau d’électricité belge.

Pour le réseau MOG I, la stratégie en matière de sous-traitance combine une approche multi-contrat avec des équipementiers OEM d’une part et l’exécution d’une grande partie du projet par des techniciens d’Élia d’autre part. Cette stratégie « mixte » est une alternative à l’approche classique consistant à sous-traiter l’ensemble du projet via un contrat d’exploitation & maintenance (O&M) cadre unique. Comme elle offre plusieurs avantages intéressants et qu’elle semble performante en termes de qualité et de coût, il a été décidé d’utiliser une stratégie similaire pour le réseau MOG II.

Un réseau MOG présente nombre de défis O&M spécifiques, tels que l’accessibilité par hélicoptère ou navires, les besoins en fonctions et formations de sécurité spécifiques, la forte dépendance des travaux vis-à-vis des conditions météorologiques, la grande flexibilité requise, l’environnement très rude et corrosif, ... Les nombreuses leçons apprises par Élia durant ces 4 années ont été intégrées aux spécifications de l’appel d’offres pour MOG II. L’île Princesse Elisabeth présente en outre ses propres défis O&M, notamment du fait de sa très grande taille et de la présence d’un port.

Surveillance des câbles

Roel Vanthillo de Marlinks a souligné l’importance de la surveillance des câbles sous-marins. Dans l’éolien offshore, les câbles représentent 10-20 % du montant de l’investissement initial, mais 80 % des dossiers d’assurance des parcs éoliens concernent ces mêmes câbles. Pas moins de 57 des 60 projets de construction ont rencontré des problèmes liés au câblage. Les coûts cachés liés aux dégradations à ces câbles peuvent grimper en flèche en l’absence d’une intervention rapide. C’est pourquoi Marlinks propose 3 options de monitoring :

  • via un câble à fibre optique : celui-ci est inclus de série dans les câbles CAHT principalement pour les besoins de transmission de données, mais peut également être utilisé comme capteur
  • détection de température distribuée (DTS) et applications : mesure de la température via un câble à fibre optique
  • détection acoustique distribuée (DAS) et applications : un puissant nouvel outil pour une surveillance élargie des actifs via la mesure continue de signaux acoustiques sur toute la longueur des câbles à fibre optique.

Étude de cas : EME

Dans son exposé « Concevoir pour une fiabilité opérationnelle maximale », EME a présenté un exemple pratique de conception électromécanique 140 m au-dessus du niveau de la mer. EME développe entre autres des sectionneurs (hors charge) sur mesure. Ces commutateurs sont des dispositifs de sécurité dans les entraînements moyenne tension et les convertisseurs, utilisés entre autres pour créer une coupure du réseau et isoler un élément de façon manifeste, mettre à la terre un bus CC et décharger des condensateurs de puissance. Les sectionneurs typiquement installés dans les convertisseurs d’éolienne servent à couper le réseau (3p 2000 A), décharger les condensateurs (6p), mettre à la terre un bus CC (3p) et découpler les générateurs (3p 2000 A).

La conception et la mise en œuvre de ces sectionneurs sont complexes en raison de leur montage à l’intérieur de la nacelle de l’éolienne : l’espace y est limité, l’air est chaud et corrosif, les supports vibrent, les démarrages se font à froid, la fiabilité doit être maximale avec des temps d’arrêt courts, la production doit pouvoir se faire en grandes séries et la conception électrique est spécifique avec une fréquence basse et un besoin en cuivre réduit. Tous ces défis sont relevés un par un avec l’aide de Sirris.

Les installations en mer présentent de nombreux défis. Sirris et plusieurs de ses partenaires organisent en septembre la 3e édition du Sommet sur les technologies éoliennes (Wind Energy Technology Summit). Le Sommet se concentre entre autres sur les éoliennes flottantes et la production d’hydrogène en mer. Si vous souhaitez y participer, vous trouverez tous les détails  dans ce blog et dans notre agenda!

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